L'adoration eucharistique (conférence du 25/05/08)

Publié le par Chaumette

Père Jean-Miguel GARRIGUES o.p.
Conférence prononcée pour la Fête du Saint Sacrement
(Eglise du Sacré Cœur, Bordeaux)

Mes chers amis,
Chers adorateurs,

Je suis heureux d'être parmi vous en cette journée qui est une grande journée de fête pour l'Eglise, mais qui l'est particulièrement, à titre spécial pour vous, puisque vous consacrez du temps - vous donnez de votre temps - à l'adoration. C'est une magnifique mission, je dirais même une magnifique vocation. Il faut avoir un appel à l'adoration et cet appel est dans la vocation chrétienne et il faut prier beaucoup pour qu'il se répande et que de plus en plus de chrétiens connaissent la grâce de l'adoration.

Je voudrais vous parler de l'adoration du Saint Sacrement. Puisque cette adoration, vous la vivez, il est presque superflu de dire que c'est une adoration du Saint Sacrement. Pourtant, l'adoration est quelque chose de plus large : nous pouvons adorer Dieu de multiples manières, mais nous allons parler aujourd'hui de cette forme spécifique d'adoration qui est l'adoration du Saint Sacrement, forme d'adoration qui est devenue comme la forme par excellence de l'adoration dans l'Eglise catholique.

Nous célébrons aujourd'hui la fête du Saint Sacrement, du corps et du sang de Jésus et il est bon, peut-être, de dire quelques mots sur les origines de cette fête car elle va nous permettre de comprendre les enjeux de l'adoration eucharistique.
Elle a été instituée au treizième siècle, donc au Moyen Age. Vous savez sans doute que le pape de l'époque, en la promulguant, a demandé à Saint Thomas d'Aquin, qui était alors vivant, de composer les hymnes des offices de cette fête - à la fois les hymnes du bréviaire, ce qu'on nomme l'office divin, office des heures, et aussi la séquence de la messe, le pange lingua dont nous connaissons tous les dernières strophes, le Tantum ergo. Pourquoi y a-t-il eu cette fête du Saint Sacrement ? Parce qu'au cours du Moyen Age, certains avaient mis en doute la présence réelle du Christ dans l'eucharistie et en étaient venus à dire que ce n'était qu'une présence purement symbolique. C'est une opinion qui existe encore chez les chrétiens - vous savez qu'avec nos frères protestants, c'est un point de désaccord, assez douloureux d'ailleurs, la manière dont nous concevons la présence du Christ dans l'eucharistie et il est bon de voir pourquoi on en est venu à cette fête du Saint Sacrement. A travers cette fête du Saint Sacrement, du corps et du sang du Christ, donc, l'Eglise a voulu confesser, affirmer, célébrer la présence réelle du Christ ressuscité dans son corps et dans son sang eucharistiques. Cela a marqué, du coup, un approfondissement de la foi de l'Eglise - non pas que l'on ait pas cru à cela dans les siècles antérieurs (c'était cru depuis les origines, depuis les temps apostoliques) mais vous savez que l'Eglise prend conscience aussi, avec une certaine progressivité, une certaine gradualité, des trésors qu'elle porte en elle et la présence réelle du Christ dans le sacrement de l'eucharistie s'est approfondie au Moyen Age. Et c'est ainsi que, très vite, on a célébré des processions où l'on a sorti, exposé, adoré le Saint Sacrement. Vous qui êtes adorateurs du Saint Sacrement, vous bénéficiez de cette grâce qui s'est fait jour dans l'Eglise à cette époque et dans laquelle sont intervenus parfois des saints, soit comme théologiens - saint Thomas d'Aquin - soit en stimulant la piété populaire, poussant les fidèles à vénérer, et plus qu'à vénérer, à adorer - puisqu'il s'agit du corps et du sang du Christ, vrai Dieu et vrai homme, dans le Saint Sacrement.

L'adoration - comme toujours une découverte, un approfondissement de quelque chose dans la vie de l'Eglise - demande à être située par rapport à d'autres aspects du mystère chrétien et c'est ce que je voudrais vous aider à faire aujourd'hui dans cette conférence. Je parle à des adorateurs, donc à des personnes qui n'ont pas besoin que je les stimule à l'adoration parce que l'expérience même que vous avez de l'adoration est le meilleur stimulant. Vous en vivez, et je ne saurais trop vous encourager, vous êtes déjà des fervents. Je voudrais vous aider, comme théologien, et sans entrer dans des choses trop compliquées, à situer cette adoration par rapport à d'autres dimensions de la vie de l'Eglise de manière à ce qu'elle soit bien placée. Le danger quand on découvre quelque chose dans la tradition de l'Eglise, c'est qu'émerveillé par l'importance de cette découverte, cette vérité, ce mystère, puisse devenir exorbitant au point de laisser dans l'ombre d'autres aspects du mystère chrétien. L'une des choses qui a engendré, dans des temps récents, une certaine désaffection dont vous avez probablement souffert, comme nous en avons tous souffert, chez un certain nombre de prêtres en particulier, de laïcs, par rapport à l'adoration eucharistique, c'est qu'elle s'est parfois payé - c'est vrai, on doit le reconnaître - dans la spiritualité chrétienne, dans la vie de l'Eglise, d'un certain obscurcissement d'autres aspects de la vie de l'Eglise. Quand l'adoration a été mise en valeur, au XIIIème siècle, l'Eglise entrait dans une période où, pour des raisons diverses, la dimension liturgique était un peu déclinante, et en particulier la communion. Prenons le cas d'un saint Louis ou d'une sainte Jeanne d'Arc que nous fêterons bientôt, qui communiaient aux grandes fêtes, peut-être six ou sept fois dans l'année. La communion fréquente était très rare - était devenue rare. Ce n'est pas l'adoration comme on l'a dit parfois qui l'a rendue rare, mais elle l'était, pour d'autres raisons ; parce qu'on avait une crainte révérencielle très poussée de l'eucharistie, et donc on n'osait pas venir communier de peur de n'être pas tout à fait dans les conditions requises. Vous savez, c'est un processus qui n'a fait que croître et embellir, plus tard, dans les siècles postérieurs, avec le jansénisme en particulier, qui avait fait que la communion était devenue rare. Il a fallu que le Seigneur, par des saints, en particulier Marguerite-Marie, et par la dévotion du Sacré cœur etc, pousse à la communion fréquente. Et les papes ont relayé, ce qui fait que - et non sans mal - au vingtième siècle, on est revenu vers la communion fréquente. Et c'est vrai que dans ce contexte-là, pour un certain nombre, l'adoration était un peu un dérivatif de la communion. C'est-à-dire que comme on n'osait pas communier, on adorait. Comme si l'adoration remplaçait la communion, ce qui est évidemment faux : l'adoration ne remplace pas la communion et il est très important de situer l'adoration par rapport à la célébration de l'eucharistie et à notre participation à la communion.

Elle n'est pas là comme une sorte d'ersatz, de remplacement de l'eucharistie, elle est là comme un prolongement et un approfondissement de la vie eucharistique dans la célébration de la messe et dans la communion. Il est frappant de voir que, quand on parlait de l'eucharistie alors que je suivais mon catéchisme, l'eucharistie, c'était les saintes espèces, ce n'était pas la célébration de la messe - on parlait de la messe à ce moment-là ; mais l'eucharistie, c'était les saintes espèces, le saint sacrement, point. Donc, la réussite de cette fête du Saint Sacrement avait été telle, de cette Fête-Dieu, que l'eucharistie, c'était la présence réelle du Christ dans les saintes espèces, en oubliant que l'eucharistie est d'abord et avant tout, comme le mot grec lui-même le dit, qui signifie action de grâce, cette action de grâce, sacrificielle de la messe dans laquelle, justement, le pain et le vin deviennent eucharistie. Ils sont eucharistiés comme disaient déjà les Pères, dès le deuxième siècle, parce qu'ils sont entrés dans l'action de grâce mémoriale de la passion et la résurrection du Seigneur. Et donc, c'était presque comme si la messe était là pour fournir les saintes espèces, en quelque sorte - alors qu'elle est là pour nous donner la communion, nous donner de communier à l'acte sacrificiel du Christ, évidemment à travers les saintes espèces - c'est évident. Les saintes espèces ne sont pas le terme ultime de la célébration eucharistique. Or, c'est vrai qu'on en était un peu venu à cela. J'en ai pour preuve : vous entrez dans n'importe quelle église qui a gardé des autels latéraux, regardez-les : vous verrez que ces autels latéraux ont tous un tabernacle : c'est extraordinaire ! C'est-à-dire que l'on n'imaginait pas de faire un autel sans un tabernacle, comme si l'autel était là uniquement pour fournir le tabernacle... Alimenter, en quelque sorte, le tabernacle... Alors que le tabernacle, il faut qu'il y en ait un, dans l'église, mais pas dans chaque autel, ces tabernacles ne servaient strictement à rien, mais montraient que la polarisation du regard de la foi était sur le tabernacle. Un peu au détriment de l'autel...C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles l'Eglise a demandé, dans la réforme liturgique qui a suivi Vatican II, et je crois déjà probablement cela doit être dans la constitution même de la liturgie de Vatican II, que le tabernacle soit distinct de l'autel où est célébré normalement l'eucharistie : qu'il soit derrière, ou dans un autel à côté... Que ce ne soit pas tout à fait le même lieu, de manière à ce que le pôle du sacrifice eucharistique soit distinct du lieu de la sainte réserve, du tabernacle qui, lui, doit être aménagé avec honneur. Le problème, c'est que ces choses-là sont prises un peu de travers - donc on a cru qu'il fallait mettre le tabernacle un peu au rencart : pas du tout ! Vous voyez, dans les grandes cathédrales, là où c'est possible, les grandes basiliques, en général, le tabernacle est derrière le maître autel, souvent dans une chapelle qui est dans l'axe même, mais à laquelle on accède par le déambulatoire. Si vous allez par exemple à Notre-Dame de Paris, vous le voyez, vous avez la chapelle du Saint Sacrement dans l'axe du maître autel. Donc quand vous regardez l'autel, derrière, vous avez cette chapelle du Saint Sacrement. Il faut que ce soit très honoré... Quand on ne peut pas, à ce moment-là, c'est dans une chapelle latérale ou c'est à côté... Mais il faut que le tabernacle soit honoré...

Je voudrais vous aider aujourd'hui à faire vivre votre adoration intégralement du mystère de l'eucharistie, et donc à situer ce moment de la présence, car l'adoration, c'est une sorte d'arrêt sur image : c'est comme si on arrêtait un moment, la dynamique, le processus qui va de la consécration à la communion, qu'on le suspendait, pour faire ce que nous dit le psaume : « Arrêtez et voyez que moi, je suis Dieu ». C'est une parole très belle de Dieu dans un psaume. « Arrêtez et voyez que moi, je suis Dieu » Sinon, on risque de communier - et cela nous est arrivé à tous - de manière routinière. L'adoration nous fait prendre conscience du trésor auquel nous participons dans la communion. Et pour cela, il faut s'arrêter ; il faut arrêter parce que le processus est rapide, malgré tout, même quand c'est une messe très solennelle, même quand on prend des moments de silence, de recueillement - ce qui est tout à fait souhaitable. L'adoration, d'une certaine manière, l'esprit d'adoration, doit être présent dans la liturgie de la messe. C'est quelque chose qu'on a trop oublié ; on a tellement insisté sur l'aspect de la participation active, au sens extérieur, d'un acte extérieur, vocal, les chants, les positions du corps, assis, levé, à genoux, etc... Très bien ! Mais attention, la participation ultimement, c'est une participation intérieure, du cœur, que toute cette participation extérieure doit favoriser. Et donc il faut qu'il y ait dans la messe des moments de recueillement, des moments de silence et là, j'ose promouvoir quelque chose, c'est qu'il y ait, avant la messe, dans les églises, que les églises redeviennent des lieux de recueillement, donc d'adoration. Quand on entre dans une église, on entre dans un espace sacré. Vous savez, là, vraiment, sur ce point, je dirais que nos habitudes se sont un peu protestantisées : le propre d'un temple protestant, c'est que quand l'assemblée n'est pas réunie en acte de célébration du culte, c'est un lieu totalement profane : on y parle comme dans une salle de réunion, puis on se met en prières et à ce moment-là, l'assemblée, elle, en acte de prière, est bien sûr une assemblée en acte de culte, et donc à ce moment-là, cela devient sacré. Mais il me semble que la tradition catholique - et c'est aussi vrai chez les orthodoxes que chez les latins, chez nous, tout le cadre, déjà , de l'église, fait que ce n'est pas seulement une synagogue : c'est l'accomplissement du Temple, le temple de Jérusalem où il y avait le saint des saints, où il y avait la présence. En ce sens-là, la présence réelle du Christ gardée au tabernacle d'une église devrait diffuser, comme c'était le cas, je dois dire, avant le Concile, et je pense que c'est une des choses qui donnent des nostalgies traditionnalistes à un certain nombre de croyants ; c'est vrai quand on entre dans les églises tenues par les traditionnalistes, ça c'est une valeur, incontestablement. Alors, peut-être vécue d'une manière un peu trop tâtillonne, on se met immédiatement à genoux, on parle à voix basse...C'était des choses qui étaient courantes - pardonnez-moi : je suis de mon âge et de ma génération... Mais c'est important de le dire, parce que cela s'est perdu... Qu'à la sortie d'une messe, il y ait un moment de fraternité, des agapes, que l'on parle - très bien, mais c'est un prolongement de quelque chose. Il faut que l'on sente que dans une église, on adore. Et à ce moment-là, on n'entre pas de la même manière. Je pense que cela doit beaucoup se sentir dans une église comme celle-ci qui a l'adoration permanente, je pense que cela doit déteindre sur l'ambiance qu'il y a dès qu'on entre dans une église Je vois même au Sacré Cœur de Montmartre où ce sont pourtant des foules qui entrent, il y a un effort énorme fait pour essayer de donner à tout l'édifice quelque chose de ce caractère d'adoration. Il faut arriver à avoir ce sens de l'adoration qui se diffuse dans tout notre comportement dans l'espace ecclésial de l'église, dans notre manière de nous tenir. Pas forcément d'une manière guindée ; je pense que c'est par là que nous péchions avant : nous vivions ça mais d'une manière très guindée, on reprenait les enfants immédiatement s'ils prononçaient un mot dans l'église, il fallait se tenir « à carreau ». Non, cela peut se vivre d'une manière plus familiale, familière avec Dieu. Mais attention, quand même, dans le recueillement, dans le respect, et je pense que l'adoration peut énormément, énormément apporter pour cela.

L'adoration va intervenir comme un arrêt pour que nous prenions conscience de ce à quoi nous allons communier. Non pas pour que nous mettions Dieu dans notre poche ; dans l'adoration, il y aurait une tendance, un danger aussi, d'avoir une relation un peu superstitieuse, un peu fétichiste. Je tiens mon Seigneur dans l'adoration, il est à nous, je le tiens, il est au tabernacle... Au XIXème siècle on a parlé du « divin prisonnier du tabernacle ». Dieu n'est pas du tout emprisonné dans l'eucharistie, c'est une chose très importante qu'il faut bien comprendre. Il se donne à nous, c'est très différent, mais il se donne librement, royalement : « Ma vie, nul ne la prend, c'est moi qui la donne » 2144. J'ai le pouvoir de la donner et le pouvoir de la reprendre. C'est éminemment vrai de l'eucharistie. Le Christ s'est donné à nous, mais c'est le Christ glorieux qui est présent dans l'eucharistie et donc, en rien, il n'est enfermé quelque part. Je dirais que pour bien vivre de l'adoration, il faut comprendre que dans l'adoration , le Christ n'est enfermé ni dans notre espace, ni dans notre temps. Mais c'est lui qui est seigneur et de notre espace, et de notre temps. Bien comprendre cela, pour éviter que l'adoration puisse devenir dans notre tête quelque forme de main mise sur la présence du Christ dans l'eucharistie, alors que c'est le contraire, c'est comme une extraordinaire ouverture. L'adoration doit nous ouvrir au mystère pascal, nous faire entrer dans la vie pascale du Christ, aussi bien par rapport à Dieu que par rapport à nos frères. Une hostie consacrée que l'on adore n'est pas un objet de piété ; un objet de piété, il vous sert, à quelque chose de très louable, qui est votre piété. Dans l'adoration, on SERT le Seigneur ; il faut être complètement décentré. Il ne faut pas venir pour mettre Jésus dans ses préoccupations, dans sa poche, dans son vécu, non, on vient pour tout donner : on vient avec son vécu, avec sa vie, avec celle du monde mais pour jeter tout cela dans le cœur de Jésus, et que tout cela entre dans l'élan du Saint Esprit vers Dieu. Non pas pour amener Jésus à nous, mais pour que nous nous laissions, nous, prendre, saisir, par Jésus. Le Christ, je disais, est présent dans notre espace et dans notre temps, mais il y est présent d'une manière royale et souveraine, sans être enfermé ni manipulé par nous. C'est très important quand on témoigne devant nos frères protestants, parce que c'est cela qu'ils soupçonnent dans l'adoration eucharistique des catholiques : ils soupçonnent une certaine main-mise, une certaine manipulation sur le Dieu souverain et transcendant.

Par rapport à notre espace et par rapport à notre temps... Par rapport à notre espace, le Christ eucharistique, c'est la présence du Christ ressuscité ; ce n'est pas la présence du Christ avant la mort et la résurrection. Jésus, avant sa mort et sa résurrection, quand il était à Nazareth, il n'était pas à Jérusalem, et vice versa... Il était vraiment localisé par le lieu, il était bien inscrit dans un lieu. A partir du moment où le Christ ressuscite, il devient Seigneur. Son humanité, son corps, sont les prémisses du monde nouveau, de la création nouvelle. Donc, il échappe complètement à l'espace, à notre espace tout en pouvant se rendre présent à n'importe quel point de notre espace. On a souvent dit que Jésus ressuscité était passé à travers la porte, en entrant dans le cénacle ; mais c'est faux, parce que cela supposerait que Jésus vienne de l'autre côté de la porte. Jésus ne vient pas de l'autre côté de la porte ! Jésus vient de cet espace nouveau qu'il a inauguré dans son corps ressuscité, dans lequel la Vierge Marie le rejoint plus tard et dans lequel nous le rejoindrons ensuite par la résurrection. C'est un espace et un temps nouveaux ; c'est un état totalement nouveau de la création. On ne peut pas dire que Jésus est quelque part dans notre espace. C'est plutôt notre espace tout entier qui est ordonné, référé, à entrer dans cette mutation radicale qui fera de notre monde les cieux nouveaux et la terre nouvelle. Dieu refera toute chose nouvelle, comme dit l'Apocalypse. Donc, le Christ peut se rendre présent à tout point de notre espace, sans être jamais enfermé dans un point de l'espace. C'est cela, le mystère de la présence eucharistique. Le Christ - et le Christ ressuscité, qui pourtant a un corps avec certaines dimensions, qui sont celles qu'il avait sur cette terre (ce n'est pas qu'il est devenu immense, il est glorieux, mais pas immense, il a gardé les dimensions réelles de son corps, celles qu'a enserrées le linceul dans lequel il a été enseveli, le Christ reste réel dans un corps réel) - peut se rendre présent à n'importe quel point de notre espace, parce que notre espace lui-même est devenu « poreux » en quelque sorte, à ce monde nouveau vers lequel il est tendu. C'est que notre espace lui-même, notre cosmos, a rendez-vous avec cette transformation totale que sera la résurrection. Le Seigneur peut se rendre présent à n'importe quel moment de ce temps sans venir d'ailleurs. Le Christ qui est entré au Cénacle ne venait pas de l'autre côté de la porte ; le Christ qui se trouve là avec les disciples d'Emmaüs n'a pas couru derrière eux pour les rattraper sur la route. Soudain, il est là. Et puis soudain, il n'est plus là. Car il y a cela aussi, qui a beaucoup dérouté les apôtres, c'est pour cela que les apôtres ont douté, parce que Jésus était là, puis, plus là. Et quand il n'était plus là, ils se remettaient à douter... C'est impressionnant de voir dans les récits de la résurrection, ce doute qui revient, qui revient sans cesse. Parce que Jésus apparaissait et disparaissait.
Qu'est-ce que cela veut dire ? Il nous le dit lui-même dans le récit des disciples d'Emmaüs : au moment de la fraction du pain, au moment où il leur donne sa présence eucharistique, Jésus disparaît à leurs yeux. La présence du ressuscité, c'est la présence eucharistique. Et la présence eucharistique n'est plus une présence dans laquelle on peut retenir Jésus dans un lieu. C'est au contraire tous nos lieux qui s'ouvrent au monde de la résurrection : c'est extraordinaire ! Ce n'est pas comme si on enfermait Jésus, comme si on ramenait Jésus à l'état antérieur de la résurrection, comme quand il était à Nazareth ou quand il était dans la maison de Lazare, etc... C'est le contraire, c'est comme si désormais, à travers les espèces eucharistiques, des portes, des fenêtres étaient ouvertes, sur le Ciel, sur la Vie du Ressuscité. Et donc, il est présent dans tous les tabernacles sans être enfermé dans un lieu, dans aucun des tabernacles, dans aucun des autels sur lequel il est... Et pourtant, il y est réellement. Réellement - sacramentellement, mais réellement. Cela veut dire qu'il est là, et là, en même temps, parce qu'Il n'est enclos dans aucun de ces lieux. Et c'est très important, parce que cela signifie que nous ne pouvons pas enfermer le Christ à travers l'eucharistie dans nos affaires d'ici-bas. Bien sûr, nous pouvons lui donner tout notre ici-bas, tout ce qui nous préoccupe et nous habite - il faut le faire, dans l'adoration - mais en même temps, il faut lui donner pour qu'il en FASSE quelque chose pour le Royaume de Dieu. Pas pour mettre Jésus dans nos petites préoccupations à nous. On le voit très bien dans l'apparition à Marie-Magdeleine et aux saintes femmes : elles essaient de le retenir : « Ne me retiens pas ; je monte vers mon Père et votre Père » Jésus ressuscité nous ouvre le chemin vers le Père et nous entraîne vers le Père - et nous n'avons pas à essayer de le ramener. Marie-Magdeleine et les saintes femmes - c'est d'ailleurs très féminin - essaient de le ramener, je dirais vers sa vie antérieure, donc finalement, un peu vers le sépulcre ! Elles cherchaient un mort, au départ. Il y a quelque chose d'un peu mortifère de vouloir ramener le Christ vers ce que nous connaissons déjà, vers ce qui est notre petite maisonnée, notre petit monde habituel dans lequel nous voudrions que Jésus demeure. Mais Jésus vient nous mettre sur la route : « Je vous précède en Galilée » Vous voyez ce mystère du Christ ressuscité qui sans cesse nous précède parce qu'en fait, il nous entraîne vers le Père.
L'adoration eucharistique, c'est donc entrer dans le mouvement du Christ qui monte vers son Père, et donc, tous nos tabernacles sont autant de portes ouvertes sur le Ciel, sur le cœur de Dieu, et non pas des toitures qui enfermeraient le Seigneur dans nos dimensions à nous.

Le temps, maintenant. Le Christ n'est enfermé dans aucun moment de notre temps. Parce que l'eucharistie, c'est une présence donnée en nourriture de viatique. Le viatique, c'est la provision de route, c'est une nourriture qui doit accompagner notre chemin, notre mouvement, notre pèlerinage sur cette terre. Et voilà ce qu'est l'eucharistie. Ce n'est donc pas quelque chose de statique. L'eucharistie est quelque chose qui est fait pour passer ; et c'est très émouvant de penser que le Seigneur a pris comme espèces eucharistiques, du pain et du vin, c'est-à-dire des éléments périssables. Qui, par eux-mêmes, sont périssables. Justement, pour qu'on puisse les assimiler, pour qu'on puisse les manger et les boire. Si la volonté du Seigneur avait été de donner une présence réelle qui soit immuable, qui soit une présence statique, non périssable, il aurait transsubstantié son corps à partir d'un diamant, d'une pierre précieuse. Ce serait très beau : le Seigneur serait présent dans une pierre précieuse qu'on adorerait, qui serait son corps, mais personne ne pourrait la manger, parce qu'elle serait inaltérable. Le fait que nous adorions le Seigneur à travers une présence dont le signe sacramentel est du pain et du vin, nous montre que c'est vraiment une nourriture qui est donnée et donc quelque chose qui ne peut pas se garder indéfiniment. Tous les prêtres qui ont été une fois ou l'autre dans un pays tropical savent que l'on doit très souvent dans les tabernacles renouveler les saintes espèces dans ces pays parce qu'à toute allure, l'hostie se couvre de moisissure. Le précieux sang, on ne peut même pas le garder dans le tabernacle, même sous nos latitudes, parce qu'on aurait très vite du vinaigre, et donc il n'y aurait plus la présence réelle. La présence réelle est donc liée à un signe périssable : c'est impressionnant ! C'est important pour comprendre que l'adoration est un moment de halte sur le pèlerinage et dans un pèlerinage où nous sommes nourris par l'eucharistie. Il faut savoir s'arrêter quand on marche, c'est extrêmement important ; mais en même temps, c'est un arrêt en chemin. C'est pour ça que je disais : c'est comme un arrêt sur image, l'adoration eucharistique. Et il faut bien avoir conscience du processus entier, pour que cet arrêt ne tourne pas au détriment du processus global, mais nous fasse au contraire vivre plus pleinement ce processus qui implique un mouvement, un passage, une Pâque - puisque l'eucharistie est le sacrement de la Pâque, du passage de Jésus vers son Père et de nous avec lui. L'eucharistie nous est donnée pour que nous passions. Cette hostie que nous adorons, elle va être consommée - parce que sinon, elle périrait par décomposition et elle ne porterait plus la présence réelle. Cette dimension périssable des espèces eucharistiques a quelque chose de très émouvant et nous rappelle, justement, que le but ultime de l'eucharistie, c'est la communion, et que l'adoration est là pour que la communion soit beaucoup plus parfaite, pour que nous soyons beaucoup plus préparés, que nous ayons une foi beaucoup plus profonde et consciente dans ce que nous faisons, dans l'eucharistie, dans ce que nous recevons dans l'eucharistie. Je pense qu'un des premiers moments dans l'adoration eucharistique - on le voit dans certaines représentations et dans certains textes des Pères de l'Eglise : on voit des personnes qui ont reçu l'eucharistie dans la main (vous savez qu'on a communié comme cela pendant tous les premiers siècles) qui restent un moment avec l'eucharistie dans la main à la regarder avant de la porter à leur bouche. Certaines personnes le font encore aujourd'hui : ce n'est pas interdit, à condition que ce soit possible et ne gêne pas un mouvement de communion. Mais ce n'est pas du tout interdit d'avoir un moment d'adoration. On peut le faire aussi en pliant le genou avant ou en s'inclinant devant l'eucharistie lorsque le prêtre vous donne la communion. Nous avons des reproductions de miniatures, en particulier de communion où l'on voit les personnes - et les Pères de l'Eglise disent qu'il faut, quand on a reçu l'eucharistie comme dans un trône, puisque c'est l'image qu'ils prennent, la main doit être comme un trône : « Fais de ta main un trône pour ton Dieu » dit saint Jean Chrysostome et puis après, regarde-le, adore-le, et communie. Cet instant d'adoration, je pense que c'est un arrêt sur image très bref, c'est le premier dans la conscience qu'a eue l'Eglise, de ce moment d'adoration du Saint Sacrement, très lié, là, à la communion, puisqu'il en précède l'acte.

Alors, pourquoi ce temps d'arrêt, qui ne doit pas ramener le Christ à nous, mais mettre notre vie dans la mouvance du Christ ?
D'abord, et je viens de le dire, parce que souvent, nous n'avons pas assez conscience de la présence réelle ; parce qu'il y a sans cesse à sortir de la banalisation, de la « routinisation » qui fait que nous communions sans savoir très bien ce que nous faisons.
Mais il n'y a pas que cela ; il y a un mystère beaucoup plus profond encore que celui-là. Je dirais que cela, c'est la lutte contre la routine qui guette toute la liturgie chrétienne, toute notre vie de piété : nous savons que nous avons sans cesse à lutter contre des automatismes. Plus souvent nous faisons des choses, plus nous risquons de les répéter de manière automatique
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La dimension beaucoup plus profonde, c'est le fait qu'au cours de son histoire, l'Eglise toute entière et a fortiori, chacun de nous dans sa petite personne, ne peut pas assimiler, recevoir, s'incorporer toute la grâce qu'il y a dans l'eucharistie. Dans l'eucharistie, il y a le Christ, avec sa plénitude de grâce, et se donnant pour le monde entier, car le Christ est mort pour tous les hommes, sans exception. Il y a tout l'amour du Père, répandu à travers le cœur de Jésus sur l'humanité par l'Esprit Saint. Ce qu'on appelle « la grâce capitale » en théologie, la grâce du Christ-Tête, tête de son corps, tête de l'Eglise. Chaque fois que nous communions, bien sûr, nous recevons, nous participons à cette grâce, mais selon une mesure qui est la nôtre, et qui d'ailleurs n'est pas toujours la même, qui dépend beaucoup des dispositions selon lesquelles nous communions. Nous recevons toujours le même corps du Christ, dans lequel il y a tout le Christ, intégral, entier, total. Saint Augustin nous dit que nous ne recevons pas seulement le Christ dans son humanité individuelle, mais que nous recevons le Christ total, le Christ avec ses membres, c'est-à-dire tout le mystère de l'Eglise, depuis les origines jusqu'à la fin des temps... Tout est là, dans l'eucharistie. Toute la grâce capitale que le Christ a donné, donne et donnera à ses membres : c'est absolument vertigineux. A tel point que c'est une des raisons pour lesquelles le Christ nous demande, avant de présenter notre offrande, de nous réconcilier avec nos frères. Comment puis-je recevoir dans l'eucharistie, tout le corps mystique du Christ, donc tous mes frères sans exception, pour lesquels le Christ est mort - et être en train de refuser l'un d'eux, par exemple par un refus de pardon, par une haine, par une rancœur ? Ce n'est pas possible, il y a contradiction ! C'est ce que saint Paul dit, dans la première aux Corinthiens, quand il reproche aux Corinthiens de manquer de charité dans leurs assemblées eucharistiques. Il leur disait : mais vous êtes totalement en contradiction avec ce que vous célébrez ! Vous ne célébrez plus le repas du Seigneur ! Quand il leur demandait de discerner le Corps du Christ, ce n'était pas seulement la présence réelle, c'était ce qu'impliquait la présence réelle, c'est-à-dire la charité dans le corps, dans l'assemblée chrétienne.

C'est vertigineux, ce que nous recevons dans l'eucharistie : ce n'est pas seulement le Christ Jésus dans son humanité individuelle, mais c'est le Christ comme tête de toute l'humanité, de toute la rédemption, de tout le salut du monde. Alors vous comprenez bien que ce que nous pouvons participer de cela est à la fois extrêmement important et toujours déficient par rapport à la réalité complète. Et cela c'est vrai de nous, qui communions parfois avec des dispositions assez médiocres, mais c'est aussi vrai même de l'Eglise. L'Eglise de notre temps est en train de vivre des grâces du Christ-Tête pour ce temps. Mais il y a des saints qui ne sont pas nés... Il y a des formes de grâces qui surprendront le monde, qui sont en réserve, que le Christ tient en réserve, et qui sont dans l'eucharistie. Donc, il y a une plénitude dans l'eucharistie qui sera donnée à l'Eglise dans toute son histoire jusqu'à la fin des temps, mais l'Eglise elle-même ne coïncide pas avec toute la richesse de l'eucharistie.

L'eucharistie, c'est l'Eglise en train de se faire, mais elle a en même temps une dimension eschatologique, c'est-à-dire que dans l'eucharistie, il y a le Christ à venir. C'est quand même la troisième facette du mémorial eucharistique : le Christ est mort, le Christ est ressuscité, le Christ reviendra. Et dans l'eucharistie, il y a le Christ dans sa plénitude eschatologique, c'est-à-dire la plénitude du Christ s'étant donné complètement à l'humanité. C'est pour cela que quand le Christ reviendra, il n'y aura plus d'eucharistie, puisque le Christ sera tout en tous. Mais tant que le Christ n'est pas revenu, dans l'eucharistie, il y a toute la plénitude du Christ à venir. Voilà le sens peut-être le plus profond, qui est souvent méconnu et dont je voulais vous parler aujourd'hui, de l'adoration. Adorer, c'est l'Eglise-épouse qui dit au Seigneur : « Viens, Seigneur Jésus ; viens donner tes grâces, aujourd'hui, à notre monde, à notre humanité que Tu es en train de sauver aujourd'hui ; mais viens aussi pour demain, pour après-demain... Viens, sois enfin tout en tous » Vous voyez qu'il y a là quelque chose de plus que nous ne pouvons recevoir dans la communion : il y a comme une réserve dans l'eucharistie... Nous parlons de la sainte réserve - comme une réserve pour la communion des malades, des absents - mais il y a quelque chose de beaucoup plus mystérieux derrière la sainte réserve : c'est que l'eucharistie est comme une réserve de grâces pour l'Eglise, dans son cheminement à venir, et pour notre vie. Seigneur, dans ton eucharistie, il y a les grâces de la fin de ma vie, les grâces du moment de ma mort, il y a tout cela ; il y a mes défunts, les grâces qui feront les saints à venir - il y a tout cela...

Comprendre que l'eucharistie est aussi le sacrement de l'avenir, de l'avenir de l'Eglise et de nos vies personnelles, de l'avenir du monde. Que dans l'eucharistie, il y a déjà l'achèvement eschatologique de ce monde. A tel point que dans le plus ancien formulaire eucharistique que nous connaissons, qui est celui de la didake, un texte probablement du premier siècle, nous avons cette très belle formule : « Que vienne ta grâce et que ce monde passe ». Vous savez que frère André Gouze avait conçu une très belle mélodie que vous connaissez sans doute où il a combiné différents textes avec celui-là : « L'Esprit et l'Epouse disent : Viens ! (Apocalypse) Que vienne ta grâce, que ce monde passe (didake) Et tu seras tout en tous (saint Paul) » Dieu sera tout en tous, le Christ sera tout en tous. Il y a ce mouvement dans l'eucharistie, que cette antienne exprime très profondément. Et je crois que dans l'adoration, il y a le désir, l'attente de l'Epouse de pouvoir enfin recevoir la plénitude de l'Epoux. Qu'elle est en train de recevoir à chaque communion, mais qu'elle ne peut encore, elle, complètement s'approprier. Il y a ce « plus » qui est tenu en réserve et en adorant, c'est l'attente, l'impatience presque, de l'Epouse avec l'Esprit Saint, qui disent : Jésus viens, pour que ce monde passe. Pour que ce monde passe non pas en vanité, comme disait l'Ecclésiaste, tout passe dans ce monde, tout est vanité. Non : pour que ce monde passe dans ta Pâque, pour que ce monde passe vers le Père. Pour que toute cette souffrance, pour que toute cette épreuve, toute cette vie des hommes, devienne passage, Pâque vers le Père. C'est tout cela qui se joue dans l'adoration. Il y a ce hyatus : dans l'adoration, on est tout le temps comme en attente de la communion mais pas seulement de la communion que je vais avoir dans quelques heures, ou demain, ou plus tard... mais dans la communion ultime, totale, dans laquelle l'Eglise s'unira complètement à son Epoux pour que Dieu soit tout en tous.

Voilà ce grand dynamisme eschatologique de l'adoration et quand on voit cela, à ce moment-là, l'adoration est un extraordinaire approfondissement du désir eucharistique. Au lieu de vouloir ramener Dieu simplement dans nos petites affaires à nous, c'est nous qui entrons dans le grand mouvement du dessein de Dieu qui veut se donner à tous les hommes, qui veut les sauver, qui veut les rassembler, qui veut habiter en eux, constituer cette Jérusalem céleste où Dieu habitera avec les hommes : voici la demeure de Dieu avec les hommes - c'est la fin de l'Apocalypse. Cette demeure de Dieu avec les hommes, je crois que c'est quelque chose comme cela que nous célébrons dans la fête du Saint Sacrement, du Corps et du Sang du Christ, en ce sens que Dieu veut se donner pour habiter son temple, et son temple, c'est l'humanité, devenue Jérusalem céleste, devenue Epouse eschatologique.

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